Kenzo Takada fut le premier styliste japonais à s’être imposé à Paris : il y a fait toute sa carrière, après avoir fonder la célèbre marque et maison de couture à laquelle il donne son prénom. Symbole de créativité, de couleur et de liberté, Kenzo a profondément marqué l'histoire de la mode.
« Je suis arrivé à Paris, gare de Lyon le 1 janvier 1965, après un mois de voyage en bateau, jusqu’à Marseille.
C'est mon professeur à la fac, qui m'a conseillé de faire ce long voyage, plutôt que de prendre l'avion, et il a eu raison. Hong Kong, Bombay, Djibouti, Colombo, Le Caire, Madras. Toutes les escales dans les villes ont été autant de chocs visuels. Ca reste présent en moi pour toujours. La traversée par bateau, mon premier voyage, a été le plus extraordinaire de toute ma vie et a nourri toutes mes collections par la suite.
J’étais monté dans le train pour Paris à la dernière minute, seul avec deux valises, laissant l’équipage, les marins. Gare de Lyon, c'était tout triste! Où était la ville Lumière ? Tout était noir. J'ai pensé : “Mon Dieu ! Qu'est-ce que je vais faire là ?”
En mars 1965, il y a eu un peu de soleil, des fleurs sur les balcons, et les Parisiens ont commencé à être plus gais. J’allais au Bilboquet rue Saint-Benoît, le rendez-vous de tous les Yéyé et tous les mannequins, ça m’a semblé le lieu le plus chaleureux et festif du monde. Pourquoi n’ai-je pas découvert cet endroit plus tôt ? C’est fantastique. Et tout d’un coup, j’ai été triste à l’idée de repartir au Japon en ayant tout raté. Il fallait quand même que j’essaie avant de refaire le voyage dans l’autre sens. Je n’allais pas rentrer tout honteux, dans ma famille. En allant aux Champs-Elysées, je passais tous les jours devant la maison de Louis Ferraud, rue de Saint-Honoré, et chez Réal, qui avait dessiné la robe de mariée de Sylvie Vartan. Je suis entré chez Monsieur Ferraud, il était là, avec sa femme. Je lui ai montré des dessins, il m’en a acheté cinq d’un coup, cinq francs chacun.
Fort de ce succès, je suis allé rue Réaumur, au siège du magazine ELLE. Je suis monté directement, et j’ai demandé si je pouvais rencontrer quelqu’un. Jacques Dérès, le responsable des Bons magiques, m’a reçu et m’a acheté dix dessins, dix francs le dessin ! Extraordinaire. Et en plus, il m’a donné une dizaine d’adresses où me présenter pour vendre mon travail. Ma semaine était organisée. Dès le lendemain j’étais au Printemps, où j’ai rencontré Catherine Rousso, au bureau de style, qui sera la grande directrice de la mode pendant des années et des années au ELLE . C’est incroyable, ce qu’elle m’a aidé ! Elle était toute jeune et déjà très enthousiaste. Elle m’a acheté plein de dessins, encore plus chers ! Au bout de la semaine, j’ai été engagé dans une petite maison, la maison Pisanti. C’est Monsieur Pisanti qui s’est occupé de ma carte de séjour et de tous les papiers. Finalement, les Parisiens étaient très sympathiques, il suffisait que l’hiver cesse !
En 1968, je voulais voler de mes propres ailes, ouvrir ma propre maison. Mais il y a eu mai. Un truc dingue pour un Japonais, où jamais on ne manifeste, où jamais on est en grève.
Tous mes amis de l’école au Japon commençaient à monter leur maison. A Paris, je n’avais pas assez d’argent. On s’est regroupés. Avec une petite bande, on a loué à Noël un appartement galerie Vivienne, et pendant quatre mois, j’ai peint les décors en copiant la jungle du Douanier Rousseau, avec une femme sur le canapé du tableau : la propriétaire de l’appartement. Quand on a organisé notre premier petit défilé à l’intérieur de l’appartement, le journal ELLE est venu, et au bout d’un mois, j’ai fait la couverture de ELLE ! La marque s’appelait Jungle Jap, à cause du décor. Mais on m’a dit qu’il fallait que je change de nom, car en français, Jap est péjoratif.
Quand j’ai ouvert ma boutique, je ne savais pas ce qu’était mon identité. D’appeler la griffe Kenzo, m’a aidé à me poser des questions. Quelle était ma différence ? Je me suis demandé ce qu’était le vêtement japonais, et je me suis intéressé au kimono, comment en proposer ici. J’ai travaillé sur des coupes à plat.
Ma mère aimait beaucoup les kimonos et j’adorais la regarder en vêtement traditionnel. A l’époque le prêt à porter n’existait pas au Japon. Tout le monde allait chez sa couturière. Les seuls noms de couturiers que je connaissais quand j’étais au Japon était Pierre Cardin et Dior bien sûr. Ensuite Saint-Laurent est venu. Je connaissais aussi Givenchy, parce que j’aimais beaucoup Audrey Hepburn.
Tout de suite, pour moi, faire de la mode et organiser des défilés à Paris, s’est confondus avec la fête. J’ai aimé qu’il y ait une joie de vivre, des garçons et des filles qui dansent. Que ce soit surprenant. Un spectacle. Il n’y avait pas de limite. C’était Paris. »
Propos recueillis par Anne Diatkine, en 2014, à l’occasion de la publication du catalogue « Fashion Mix. Mode d’ici, créateurs d’ailleurs », une exposition hors les murs du Palais Galliera au Palais de la Porte Dorée, Cité de l’Immigration.






